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Encre effacée : texte coup de cœur ♥


Les plumes s'agitent dans les encriers et nombreux sont les textes à avoir été soumis sur le forum en ce mois de rentrée !


L'un d'entre eux, "Encre effacée" aura retenu l'attention des Scribtonautes qui n'ont pas cessé d'en faire les éloges ! Découvrez le texte de Miaous suivi de son interview !

 

A Paris, Le 12 avril 1945.

Mon très cher Alexandre, Mon fils,

La guerre s’achèvera peut-être un jour. Je l’espère. Pour toi, Sophie et les petits. Je trouve finalement la force de t’écrire alors que je suis alité à l’hôpital militaire du Val de Grâce, où je dispose enfin de tout le temps dont un homme a besoin pour penser. Les visages, l’Allemagne, les joies, les peines, le village de mon enfance, les regrets, les fiertés, les remords défilent sans cesse dans mon esprit de plus en plus embrumé. Peu de choses me reviennent assez souvent et avec assez de force pour, qu’à cette heure, je m’en souvienne encore. Il y a ta mère — naturellement, tes sœurs, le camp, toi — évidemment, et la honte. Bien plus que je ne me le serais jamais laissé imaginer. La honte de ne pas vous avoir protégés suffisamment, celle de vous avoir laissés partir en d’autres lieux que les miens sans plus résister, celle de ne jamais être certain de tous vous revoir, de ne pas m’être dressé, comme tant d’autres, contre nos ennemis, d’avoir accepté, enfin, d’exécuter leurs ordres. Alors que je t’ai revu pour la première fois après bien des années de séparation, la vie a fait de toi un homme. Certainement bien meilleur que moi. Encore aujourd’hui, tu ne saurais mentir sur la personne que tu es et je retrouve en toi mon petit garçon. Cet enfant qui aimait tant les histoires, les contes, les légendes. Les livres. Je comprends à présent que préserver ma vie en suivant les ordres de nos ennemis ne m’a rien apporté de bon. J’ai laissé tuer ma femme et n’ai pu revoir qu’un de mes enfants. Celui-là même qui aime les mots. Le seul qui aurait été capable de me faire prendre conscience du mal que j’ai causé. Détrompe-toi, je suis plus que ravi de te savoir vivant et en santé. De te voir heureux et marié. Seulement en rencontrant l’homme que tu es, j’ai revu l’enfant que tu étais. Et si tu peux aujourd’hui comprendre ce que j’ai fait et pourquoi je l’ai fait sans trop m’en tenir rancœur, lui, ne me pardonnera jamais. Voilà un tourment bien plus grand qu’aucun Allemand n’a sans doute jamais espérer m’en causer. Je sais qu’un jour, peut-être, il se fera ton tour de gagner ta vie au prix d’une tache dont personne ne veut et à laquelle toi-même répugnes. Alors, si tu en es capable, souviens-toi de ce feuillet. De toutes les pages que tu as tant aimées, des dessins, des lettres, des mots, des histoires, de l’odeur du papier et refuse. La vie ne vaut pas ce coût-là. Pour vivre, j’ai organisé les autodafés que les nazis réclamaient. Pour un jour te revoir, j’ai accepté de brûler, de flamber, de détruire et de faire oublier une multitude de livres que j’aurais mieux fait de vivre, tapis dans la noirceur d’une cave, accompagné de mon fils. J’ai sur la conscience trop de méfaits, entre les mains trop de rêves étouffés, sur les doigts, trop d’encre effacée. Je n’ai jamais tué personne, jamais blessé qui que ce soit, jamais rien voulu d’autre que vivre assez longtemps pour retrouver mon pays et ma famille. La vie en a décidé autrement et, sur ce lit d’hôpital, dans ces draps qui formeront sans doute mon linceul, mes souvenirs me tourmentent et les mots me manquent. Voilà que mon corps et mon cœur m’abandonnent, sans doute à raison, et je n’ai plus que ma tête pour rêver. Immanquablement, je reviens à toi, à ces œuvres, à ces feux et à cette odeur âcre du papier qui s’envole en fumée, des mots qui s’enfuient et de l’encre qui tâche mon âme et mes mains, comme le sang, celles d’un assassin. Mon enfant, je te prie de pardonner mes péchés et de ne pas oublier quelle douleur la vie peut t’infliger quand tout ce que tu souhaites est la garder. Souviens-toi de ce père, dont tu as eu si honte, que tu as tant haï et qui a tant perdu en t’offensant, voulant te revoir. Apprends à tes enfants, comme tu l’as appris avant eux, à lire et à écrire. A aimer les mots et les récits. A rêver de l’encre sur le papier. A ne pas avoir peur de se salir les mains tant que leur conscience reste sereine. Permets- moi d’expier mon passé, de me délivrer de la douleur, d’accepter mes doigts plus noirs que l’âme de ceux qui ont détruit ma famille et ma vie.

Adieu, mon fils, seul juge de mon âme. Demeure aimant et heureux.

A jamais, Ton père qui t’a tant aimé, qui s’est tant trompé, que tu as tant de raisons de détester.

 

Miaous, parle nous de ton texte ! Comment t'es venue cette idée ?

Dès que j'ai lu le thème "de l'encre sur les doigts", j'ai eu plein d'images en têtes : des enfants qui apprennent à écrire, le stylo qui se met à fuir en plein exam, des larmes d'encre,... et puis y avait aussi ce petit vieux qui revenait régulièrement. Il avait tué des milliers de gens, mais pas comme on l'entend d'habitude. Il avait tué des livres. C'est lui que j'ai choisi parce qu'il était différent et qu'il avait, à mon sens, quelque chose à dire de plus intéressant. En fait, il m'a fait penser à mon grand père et la façon dont il se rappelait lui-même son père quand il parlait de la guerre. C'est pour ça que j'ai écrit cette lettre.

Pourquoi choisir le format épistolaire ?

Je n'ai jamais imaginé ce texte autrement que sous forme de lettre. En écrivant une lettre, on écrit directement à quelqu'un et non plus à tout le monde (ou personne) comme dans un texte narratif ou un poème. Je pense que cette forme fait beaucoup plus ressentir le lien entre deux personnages et les émotions que l'un transmet à l'autre. Pour moi, c'était aussi une solution de facilité : je n'avais pas besoin de poser le décor en présentant l'auteur de la lettre et son destinataire. La lettre pouvait très bien les décrire suffisamment à elle seule et laisser libre court à l'imagination des lecteurs.


 

Rendez-vous le mois prochain pour découvrir les textes apportés par le vent d'octobre.

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